Au clair de l’aube naissante – où était-ce à la mort du jour – une étoile brillante dans le ciel éclairé pria mon oreille pour l’écouter. Dans l’orage silencieux de ma vie, la prière ne fut pas longue pour que tout mon être se donne à ses paroles. Alors elle me raconta.
Elle naquit au siècle des horreurs dans un paisible village perché dans une lointaine vallée. Partout on voyait des rizières, plantées sur le plat qui s’étendaient, ou en terrasses sur les deux versants, qui au sud se jetaient, pour donner à distinguer l’horizon. Les modestes maisons de bois avaient été bâties depuis bien longtemps déjà, tout au nord de la vallée. De là partait le chemin qui montait au temple sacré de Sapa, où, à la fin de l’été tout le village allait remercier les dieux pour la douceur de la saison passée. Elle arriva sur cette terre fertile dans une nuit de déluge dont le fracas avait couvert les cris de sa jeune mère veuve. Au matin, pour les habitants, elle fût le baume qui consola du ravage des récoltes. Aussi violente avait été la tempête que paisible et beau le jour qui la suivit. L’air encore humide étincelait à la rencontre des rayons d’un immense soleil. En si peu de temps, il assécha les chemins boueux et fit disparaître les larmes et les peines. Les cultures que l’on croyait perdues se remirent à pousser comme si tempête n’était jamais venue. Alors tous, ils appelèrent la petite fille Sao pour qu’à jamais l’espoir brille. Sao appréciait les fruits aux mille et une couleurs que l’on trouvait à la lisière de la forêt, ce riz blanc et pâteux qui faisait l’essentiel de ses repas et Bach, son éternel ami. Ils grandirent ensemble, et jamais ils ne se quittaient. Bach était beau et il avait le regard doux. Ils jouaient, fuguaient, découvraient ensemble les espaces les plus reculés et les plus interdits de la contrée. Certains après-midis, ils partaient si loin et si longtemps qu’ils pouvaient admirer les étoiles depuis le plus haut point du village, là où l’on pourrait presque les toucher. Alors Sao disait « Les étoiles nous regardent, elles sont les êtres passés qui brillent pour éclairer notre chemin ». Quelquefois ils s’arrêtaient avant et observaient de longues heures les rizières en terrasses à perte de vue, et les petits chemins de terre qui délimitaient les champs des habitants. Ils aimaient à voir au loin, vers le sud, au milieu de la vallée, où les deux falaises tombaient.
Bach ne perdait pas une occasion de venir sur le petit lopin de terre que le village avait concédé à la mère de Sao pour pallier l’absence du mari. Même lorsqu’il avait passé les dernières heures à trimer dans les champs avec son père, même lorsqu’il courbait son dos pour la millième fois de la journée. Il était là, alors que chaque mouvement devenait plus dur et que le prochain semblait impossible. Il arrivait sans mot dire. Il saluait de la tête chacune d’elles, puis se mettait à la tâche. La mère de Sao le regardait en souriant. Elle aimait ce jeune et brave garçon. Non pas parce qu’il les aidait aux champs, ça faisait bien longtemps maintenant qu’elle ne pensait plus à la souffrance du labeur, la mère. Mais lorsqu’elle voyait le sourire de sa fille s’ouvrir par sa présence, un pincement au cœur la prenait. A sa fille, elle ne pouvait pas offrir grand-chose, alors tout ce qu’elle avait, elle le lui donnait. Et ce qu’elle avait c’était l’amour et la tendresse. C’était la douceur d’une mère et son infini pardon. Sao ne savait pas qu’elle n’avait rien. Elle avait tout ce qu’il lui fallait. Et si elle se couchait en ayant faim, elle ne s’en incommodait pas.
Puis vint un temps où plus aucun marchand ne s’aventura à Sapa, on ne vit aucun étranger pendant de longues années. Les sages du village disaient que les hommes d’en bas étaient en guerre, que le monde avait pris feu. Sao ne comprenait pas ce qu’était la guerre, elle connaissait le feu. Elle imaginait des terres immenses comme un unique brasier ravageant tout mais qui jamais ne se frayait un chemin jusqu’à son paradis lointain. Rien ne changeait pour elle. Jamais elle n’avait pensé rencontrer les hommes d’en bas, le reste des hommes. Sa vie c’était Sapa, et ses rizières, ses terrasses, c’était cette majestueuse vallée plongeant au sud, cette brume protectrice et c’était Bach. Elle n’avait pas de projet mais Bach en avait. Il voulait reconstruire la maison de son père et vivre avec Sao. Ils vivraient ici toute leur vie. Lui il dirigerait l’exploitation des champs, lesquels doit-on labourer cette année, à quel moment faudra-t-il planter ou récolter ? Il était déjà bon pour gouverner. Elle, elle continuera à suivre Lièm, la soigneuse, jusqu’à la remplacer. Elle savait préparer la mixture d’eucalyptus pour les maux de ventre. Elle connaissait la recette pour le lait de coquelicot mais elle n’avait pas le droit de la distiller. Elle préparait les onguents, pansements et décoctions et connaissait toutes les fleurs et leurs vertus. Sao aimait le regard des gens quand ils étaient apaisés. Elle se souviendra toujours du souffle de la vieille Kim Chi lorsqu’elle avait nettoyé sa plaie, l’avait pansée à l’aide des feuilles de Vand Dang, et qu’elle avait retrouvé une respiration sans gémissement. Elle avait senti le soulagement de la vieille dame, et le départ de la souffrance. Dans son regard, la joie et la reconnaissance lui étaient allées droit au cœur. Elle avait su à ce moment-là qu’elle ferait de cela sa vie. Elle serait la guérisseuse de tous les maux.
Un matin, lorsque le village se réveilla, tous les porcs avaient disparu, et certains champs avaient été détruits. Pourtant personne n’avait rien vu, rien entendu. Ne restaient de ce passage que les nombreuses traces de bottes dans le sol. L’angoisse avait saisi le village entier, les hommes d’en bas ne resteraient plus chez eux. Alors il faudra choisir un camp. Sao dormait sur sa petite couverture. Les coqs n’avaient pas encore chanté, les chiens n’avaient pas encore aboyé et aucun charriot aux roues de bois ne tambourinait sur les routes en terre du village. Sao était endormie et la maison était entourée de la brume matinale et claire de l’aube. Sa mère la réveilla de ses baisers. Deux baluchons fermés par un long bâton de bois étaient posés sur le plancher de la maison. La mère s’en saisit d’un et donna le plus petit à sa fille. « Nous partons ma chérie ». Sao ne comprenait pas, que cela pouvait-il bien dire « partir » ? Elle ne protesta pas, elle prit le sac et suivit sa mère dans les escaliers. Elles quittèrent la petite cour et sa mère prit à droite, vers le sud, là où s’engouffrait son destin. La vallée était longue, avec des rizières à perte de vue. Sao n’était jamais allée si loin dans cette direction. En se retournant elle pouvait encore apercevoir son petit village. Mais devant elle et au plus près, c’était le gouffre qui les attendait. Il n’y avait qu’un tout petit chemin tortueux pour descendre la pente abrupte. A chaque pas incertain qu’elle entreprenait sur le périlleux chemin elle comprenait mieux. Bientôt il ne sera plus possible de remonter, de revenir, de revoir Bach et son village. La tristesse était grande mais elle n’en voulait pas à sa mère. Elle ne lui posait pas de questions. Il leur fallut l’après-midi entière pour descendre la falaise. Arrivées en bas, les deux femmes étaient exténuées, et les yeux de Sao plein de larmes. Plus jamais elle ne devait revoir son petit village.
Elles marchèrent longtemps, s’arrêtant peu, dormant au bord des chemins. Du froid de la nuit ou de la douleur de ses pieds, Sao ne s’en plaignait jamais. Elle marchait, tête baissée derrière sa mère, pensant à Bach, à son chien que la mère avait libéré avant de partir. Il ne les avait pas suivies. Il était parti dans une autre direction et malgré les cris de la jeune fille, il n’était pas revenu. La peine n’enlevait rien à la magnificence des paysages qu’elle voyait. Elle n’avait jamais rien vu d’aussi beau que les joncs voguant sur le courant tranquille de la rivière noire. Les bateaux glissaient au milieu de plaines interminables recouvertes de rizières géométriquement installées. Elles suivirent longtemps le fleuve et de plus en plus de personnes accompagnaient leur route. Ils avaient le visage sombre, et les enfants pleuraient. Personne ne se regardait, c’était une marche triste et silencieuse. Sao n’avait regardé que ses chaussures de toute la matinée lorsqu’elle releva la tête pour la première fois de la journée. Elle n’aurait pu imaginer ce qu’elle vit. De petites maisons de bois s’agglutinaient devant elle, à l’infini. Derrière, la silhouette de grands immeubles blancs leur faisant de l’ombre. Elle n’avait jamais vu autant de monde au même endroit. Les cochons, les chiens et les vaches se mêlaient à la foule. Avec la vue, vint également le bruit, c’était un tintamarre infernal. On criait, on riait, on s’appelait partout, tout le temps. Elle marchait désormais dans une boue profonde, les odeurs étaient fortes et prenaient à la gorge. Dans son regard, la panique, elle avait attrapé la manche de sa mère et ne la lâchait plus. Elle se concentrait sur les perles d’eau qui gouttaient de son front pour la rafraîchir. Jamais elle n’avait connu pareille chaleur. Pour se réconforter, elle imaginait le regard de Bach, et son sourire.
La mère et la fille étaient au milieu de la cohue. Elles avaient finalement atteint le dédale des rues, grouillant au milieu de tous ces gens qui ne les regardaient pas, qui ne leur parlaient pas. Cela était étrange à Sao. Elle l’avait déjà remarqué pendant le trajet. Auparavant elle n’avait jamais croisé un autre être humain sans le regarder.
Hanoi était sale et peu accueillante. Elle habitait dans la maison de celui qu’elle appelait son oncle. C’était un vieil homme peu loquace qui passait la grande partie de la journée dans un large fauteuil en bois à fumer du tabac noir. Dehors, le bruit était constant, sa mère partait tôt le matin et revenait tard le soir, avec dans ses mains, quelques provisions. Sao faisait cuire le riz et découpait les fruits. Un jour alors que sa mère était partie et son oncle toujours dans son fauteuil, elle se décida à sortir. Des gens, il en venait de toute part, ils portaient de grandes caisses ou tiraient des édifices de bois plus grands encore. Elle suivit la rue puis se décida à tourner sur un chemin moins passant. Au départ toutes les maisons ressemblaient à la sienne, en plus grandes. Elles étaient construites de bois ancien, moisissant par endroit. Elles étaient hautes, jamais Sao n’en avait vues ainsi, comment tout cela pouvait-il bien tenir debout ? Elle marchait au milieu de la route de peur que tous les bâtiments ne s’effondrent. Puis la route en terre devint du pavé et les maisons n’étaient plus faites de bois mais de pierre. Elles étaient immenses, d’un blanc immaculé, magistrales, et plantées pour des siècles entiers. C’est ici qu’elle vit pour la première fois le visage de ces hommes du soleil couchant à la peau plus pâle que la sienne. Bizarrement parés, ils déambulaient lentement sur les larges avenues de cette ville nouvelle. Elle mira les vitrines illuminées et sentit les fragrances dont ces gens-là se parfumaient.
Les jours, les semaines passèrent. La voix de l’oncle se faisait de plus en plus entendre. Il hurlait sur la mère, se plaignant de la nourriture, de leurs affaires, jusqu’à leur présence même. Puis l’agacement de l’oncle devint violence et il fallut partir. Cette fois il n’y eut nulle part où aller. C’est au coin d’une rue qu’elles trouvèrent refuge. La chaleur et la poussière pesaient sur ces corps mal nourris. Ce n’est qu’à l’expérience de cette misère qu’elle comprit, dans le regard des hommes, que son corps avait un prix. S’abandonnant d’abord pour sauver cette mère devenue si frêle, elle trouvait dans cette besogne une certaine idée de la dignité d’apaiser.
La maladie de la mère s’amplifia. Tout mouvement devenait un supplice. Et peu importe toutes les préparations et décoctions de Sao pour les douleurs, le sommeil et les maux du cœur, rien ne semblait donner à cette femme la force de continuer. Dans un dernier sourire à sa fille pour répondre à ses larmes, cette trop jeune femme s’arrêta de vivre.
Alors Sao, pour tromper cette peine, continua son infâmante tâche. Malgré la violence et les cruautés, elle réussissait à trouver dans l’âme de ces damnés le zeste perdu d’humanité. Elle apprit leur langue, leurs désirs et leurs manies. Se laissant entraîner par ce destin d’indignité, elle ne remarqua pas tout de suite son pays en train de changer. Les hommes en costume de lin blanc, les femmes et leurs immenses chapeaux décorés étaient partis. Dans les beaux quartiers, seuls des hommes armés patrouillaient, effrayants et effrayés. Ceux qu’elle voyait portaient l’uniforme vert et solennel des militaires. Ceux-là étaient différents, tout aussi doux ou cruels que les précédents, la sensation qu’elle avait de leur être nécessaire faisait glisser bien des chagrins. Les temps se firent plus menaçants, et beaucoup devinrent méchants. Nombreux l’insultaient, elle n’était que l’annamite de service, la petite tonkinoise. On se moquait de son accent saccadé, la monotonie dans ses phrases. Rien ne l’offusquait, le réconfort se faisait lorsqu’elle voyait, à la fin du rendez-vous, dans les yeux de son bourreau un peu moins de souffrance qu’à son arrivée. Elle avait tout quitté, on lui avait tout fait abandonner. Elle était prête désormais à accueillir la souffrance du monde en son sein pour lui rendre la douceur espérée. Dans une fraîche soirée de janvier, elle accepta la proposition d’un de ces hommes d’armes qui partait en mission vers le nord, dans un camp militaire, à côté du village de Dien Bien Phu.
Elle embarqua avec eux et elle connut l’avion. Un immense aigle de métal qui se posait au milieu d’une jungle épaisse dans un décor qu’elle reconnaissait. « Où pouvait bien être Bach à cette heure-là ? Que peut-il faire ? » songeait-elle en apercevant les terrasses de rizières en contre-bas et les innombrables nuances de vert de la forêt.
Les premiers temps furent difficiles dans l’enfer de cette vallée. Innombrables étaient ces hommes à qui elle donnait, pour chaque plaisir, pour chaque désir, une partie de son âme. Réduite à un objet de chair, elle accomplissait l’acte à la chaîne, sourde aux souffrances de son corps en pâture. Sao était là à la place d’une autre et cela lui suffisait. C’était une victime qu’elle sauvait. Elle voyait la folie et la méchanceté s’incruster dans le visage de ses consœurs de misère. L’indicible du quotidien enlevait à ces êtres ce qu’ils avaient d’humain. Et à chaque soleil, à toutes les lunes, cela recommençait, sans pause, sans arrêt. Elle ne comptait plus les jours passés dans ce trou. Ce trou au milieu de nulle part, au milieu d’une jungle trop dense, et de ces collines encerclant l’horizon. Ces forêts basses et épaisses, elle les avait bien connues, elle les avait aimées. Maintenant elle les craignait, plus encore que les hommes. Eux, elle avait cessé d’en être terrifiée. Elle les avait apprivoisés, dans la douleur. Mais ces herbes hautes, ces fougères, les arbustes et les chênes, elle les scrutait, au clair de l’aube, dans l’obscur du soir. Elles s’agitaient comme s’agite une fourmilière, dans le silence, sous la surface visible. Elle le sentait mais les hommes autour d’elle ne semblaient pas s’en méfier. Pourtant elle continuait à subir cette marée, cette vague d’amour et de tendresse qui la submergeait. Et eux, les soldats et leurs chefs continuaient à parader pour leurs cérémonies grégaires sans sembler se soucier de ce qu’elle percevait.
Puis avec la langueur des jours et l’ardeur du temps, nombreux étaient ces combattants qui, plus que pour son corps, venaient la voir pour ses mots. Désormais aucun d’eux ne se moquait de son accent et voilà maintenant longtemps, qu’aucun ne lui avait donné de coups. Une nuit, pleurait dans ses bras un de ces jeunes et beaux garçons, lorsqu’une violente explosion retentit. Puis vinrent les cris, l’agitation et le tintement des armes qui ne devaient plus jamais s’arrêter. La plaine qu’elle avait vue si calme était devenue une forêt rouge qu’à chaque instant une bombe dévastait.
On transforma sa petite tente en une infirmerie de fortune où elle put accomplir ce dont toujours elle avait rêvé. Malgré l’horreur de ce qu’elle voyait, les jambes amputées, les gémissements exaltés de ces amours passagers, elle ne s’arrêtait jamais de panser, désinfecter, recoudre et apaiser. Du soir au matin et tout le reste de la journée elle courait entre les tentes de ce camp bombardé. Elle ne regardait jamais le ciel qui ne cessait de tomber. Sans crainte des déflagrations incessantes, sans regarder les mares de sang, elle sauvait la vie et accompagnait dans la mort. Les mois passèrent qui ressemblaient à des années et jamais Sao ne faiblit. Avec la même dignité que dans ses autres vies elle donnait à ces derniers hommes la chaleur et le soin nécessaires à chacun. Qu’ils fussent violents, cruels ou tendres rien ne comptait plus pour Sao, et tous avaient droit à la même passion. La caresse d’une main sur le front, de doux murmures de compassion, elle donnait à ses hommes assez de soutien pour une vie entière et elle ne s’en vantait pas.
Et les morts, chaque jour plus nombreux, et les bombardements, à chaque nuit plus intenses, jamais n’aurait pu la faire flancher. Pas un instant, dans l’horreur de cette vallée, elle ne songea à abandonner. Ses mains prirent la couleur du sang, du sien et des autres, le reste de son corps était noir de la cendre qui ne cessait de pleuvoir.
Puis vint un matin où le fracas des bombes laissa place au silence de l’aube, Sao et ses tristes compagnons s’étaient réveillés dans un nouveau monde. L’étonnement avait étouffé tous les bruits et les soldats se regardaient avec dépit. Ceux-là et leurs chefs avaient finalement décidé de céder dans ce combat qui depuis le début était perdu. Au loin les feuillages se faisaient plus vivaces, et ceux dont on n’avait jamais vu les visages sortirent de la lisière la tête haute et les armes aux poings. Personne devant eux n’osait bouger. Ces ennemis, dont elle avait les traits, rassemblèrent les soldats et séparèrent les femmes de sa condition. Dans les yeux exténués de ses sœurs d’armes, la peur noircissait le regard. Elles furent liées entre elles par des chaînes pour être conduites vers la forêt. Passant devant des hommes qu’elles soignaient depuis près de six mois, aucun d’eux n’eut le courage de protester, ni même de lever les yeux pour leur dire à Dieu. Sao ne leur en voulut pas, la rancœur, elle ne la connaissait pas. Depuis longtemps elle avait accepté ce destin. Elles marchèrent longtemps dans cette jungle dévastée, sous les insultes et les coups de leurs gardiens. Une première tomba, elle ne put se relever. Un des soldats, sans mot ni hésitation, sortit son arme pour l’achever. Les autres fondèrent en sanglot mais pas Sao qui pensait qu’enfin son amie d’infortune avait pu leur échapper. Cette marche des enfers continua encore et encore, d’autres sombrèrent. Au bout du chemin, de ces femmes de plaisir et de sanglots, il n’en restait plus que vingt.
Il y eut quelques tortures, quelques horreurs encore avant d’en finir. Sao sentait la fin libératrice venir. Son corps déjà si usé laisserait bientôt son âme si pure s’élever pour que toujours elle puisse briller. Mais Sao n’en avait pas fini.
Un homme vint les chercher dans la petite cabane où on les avait attachées. Elles sortirent pétrifiées devant la fin qu’ils leur réservaient. Au milieu de cette luxuriante forêt le glas, pour elle, avait sonné. Cherchant du regard une dernière fois un peu d’humanité, elle trouva face à elle, ce visage étrangement familier. Un visage, autrefois lisse et enamouré, était maintenant plein de cruauté et de colère. Il se dressait devant elle et le mur auquel elle était adossée. Comme ses camarades, il saisit de sa main son pistolet et le pointa en direction de la jeune fille qu’un jour il avait aimée. Impassible, elle fixa son meurtrier sans haine, avec, dans le regard, simplement de la bonté. Bach, qui lui aussi la reconnut, ne trembla que peu à sa vue.
Dans une dernière inspiration, elle parvint à pardonner, et lors du souffle, elle fut délivrée.
Le corps chuta, l’âme s’éleva pour briller une éternité au moins. Le souvenir de cette déesse de charité pour toujours habite le ciel des Hommes et porte sur eux le regard de la fraternelle pitié.
Dans les limbes de l’Histoire la mémoire de sa vie tomba mais toujours sa lumière illuminera la terre d’un voile blanc de volupté, une tendresse que tous pourront goûter. C’est ainsi que l’étoile divine me raconta sa vie, pour apaiser mon cœur et conter au monde les miracles qu’elle accomplit.