Collaboration entre Marine Baugé et Laurent Navarre

Arrivera le jour où les corps fragmentés de nos proches seront méconnaissables. Nous ne voulions pas aller si loin, je suppose, j’espère, mais cela s’est tout de même produit. L’humanité, par le transhumanisme, disparaît. Ne restera que les quelques incompatibles comme moi que le monde n’aura pas su transformer.

Longtemps j’ai gardé ta tête froide en souvenir. Elle n’était plus de chair et d’os, elle n’était que machine, et ne vivait plus, ne prononçait plus un mot. Pourtant je continuais à lui parler comme si tu occupais encore ses circuits. Je ne t’ai jamais connu pleinement humain. Tu m’aimais car moi je le suis. Comment me voyais-tu à travers ces orbites-là ? Me percevais-tu comme je me vois dans le miroir, ou admirais-tu mon sang couler dans mes veines, le blanc de mes os sous ma peau maigre ? Si je le voulais, je pourrais me faire greffer ta tête à la place de la mienne, au moins pour quelques heures avant de mourir par rejet, dans d’horribles souffrances qu’aucun traitement ne saurait soulager. Parfois j’y songe, à remplacer ma cervelle par la tienne, et puis je me dis que ce n’est pas une solution pour entrer dans ta tête. Je ne pourrais jamais fouiller ta mémoire interne pour savoir ce qui t’a poussé à faire ça.

Je me demande si tu rêvais comme une machine, ou si l’humain en toi vivait toujours. Je me demande même si après ta greffe de cerveau bionique tu étais toujours vivant, et si oui quand et où s’arrête la vie ? Comment est-ce possible qu’aujourd’hui la mort vive presque autant que le vivant ? Trop de questions bousculent mes neurones, je ne suis pas programmée pour supporter tant d’états d’âme, je ne suis pas comme toi, augmentée, améliorée. Je suis si peu capable par rapport aux autres, parfois je me sens diminuée, handicapée. Pourtant j’ai essayé de me conformer, de faire comme tout le monde. L’implantation de la puce neurologique, à ma naissance, n’a pas tenu, comme toutes les autres que j’ai voulu me faire poser par la suite. Sans cela, tout autre greffe est impossible, létale. Les personnes comme moi sont très rares, mais pas rares comme le diamant, rares comme des anomalies dans la matrice, comme des parasites dans les circuits. Notre sang est trop pauvre, il ne tolère rien, aucune transplantation, aucun nanorobot médical, aucun traitement moderne. Et pourtant regarde, regarde qui vit encore aujourd’hui…